Il est une chose qui ne s'efface pas au fil des années: la terreur que l'on ressent lorsque l'on est convoqué dans le bureau du directeur de son école, apparemment sans raison. Oui, même quand on a vingt-sept ans. Oui, même lorsque l'on a fini ses études depuis une bonne décennie. Oui, même lorsque l'on est professeur. Tout à fait.
C'est l'air méfiant, sourcils froncés et bras croisés, que Alexander O'Leary se tenait devant les deux massives gargouilles qui protégeaient l'entrée des quartiers de Dumbledore. A cet instant, il avait tout à fait l'allure d'un étudiant sur le point de se faire taper sur les doigts. D'un geste nerveux, il tenta d'aplatir la masse de mèches folles qui couronnaient son crâne - puis il lutta quelques secondes avec un fil qui dépassait de la manche de sa robe de sorcier. Cette tenue, il ne l'avait pas portée depuis des semaines entières, trop habitué à déambuler dans les couloirs plus ou moins accoutré comme un moldu - et pour être honnête il se sentait... comme un ver de terre dans le sable? Mal, quoi. Mais il était convoqué chez le directeur. Il pouvait au moins faire l'effort de faire bonne figure.
Les yeux rivés sur la porte close, il balançait sans relâche son poids d'un pied à l'autre. Quelques élèves passaient ponctuellement derrière lui et jetaient des regards curieux à leur professeur d'étude des moldus trépignant. Il n'en avait pas grand chose à faire. Son cerveau tournait à une vitesse folle, listant méticuleusement toutes les conneries qu'il avait bien pu faire depuis son entrée à Poudlard. Est-ce que c'était à cause de Candice? C'était sûrement à cause de Candice. Bordel. Quoique non. Il avait certes couché avec un de ses élèves, mais
après la fin des études de ce dernier. Est-ce que c'était à cause de la radio qu'il avait ensorcelé la semaine dernière? Non, quand même pas, il y avait plus criminel que faire capter les ondes sorcières à un transistor moldu. Pour le reste... il était un type honnête, un Hufflepuff loyal et travailleur, tout ça tout ça. Rien qui pouvait justifier un détour par le Bureau - avec un grand B. Pendant quelques secondes, il envisagea même que sa faute remonte à
avant son entrée à l'école, aussi saugrenu que cela puisse paraître.
Il était fichu. Fichu. Il n'avait aucune idée de pourquoi, mais il était sûrement fichu. Blême, il se rendit compte qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait faire dans la vie... à part enseigner. Continuer à publier ses articles? Ouais. Promouvoir la tolérance envers les moldus en temps de troubles, ça ne nourrit pas son homme. Peut-être qu'un avenir glorieux l'attendait dans l'élevage de citrouilles. Ou de boursoufflets. Un truc comme ça. Ou alors il pouvait plier bagage, rentrer dans son Irlande natale, et devenir électricien. Comme son père. Une solution comme une autre... non?
*
"
Qu'est-ce que tu veux faire plus tard, Alexander?" Le petit garçon releva la tête vers sa mère, lui jeta un regard brillant sous une épaisse masse de cheveux bruns. Levant un doigt vers le ciel, le sourire si large que c'en était presque inquiétant, il répondit avec toute la conviction du monde: "
Electricien! Comme papa!" La femme, avec un rire attendrit, replaça une mèche folle derrière son oreille. La seconde d'après, elle mimait la vexation dans une moue boudeuse et ajoutait: "
Et pas pâtissier, comme maman?". Lui, comme pris d'un doute existentiel, ouvrit en grand les yeux et réfléchit quelques secondes. Plus triomphant encore qu'à sa première réponse, il finit par annoncer: "
Electricien dans une pâtisserie!". Elle rit, un peu plus fort.
A l'époque, pour être honnête, Alexander avait une dégaine de lutin. Ou de leprechaun, pour faire local - et pour aller avec son fort accent irlandais. A onze ans, le petit garçon portait déjà en germe tout ce qu'il serait seize ans plus tard: une personne énergique, souriante, parfois maladroite, pas très grande mais débordante de chaleur. Il regardait sa mère, petite femme rondelette aux épais cheveux noirs, avec toute l'admiration du monde. Issu d'un milieu modeste, il n'avait cependant jamais souffert le moindre manque. Il était stupidement heureux, et content de la vie qui se traçait petit à petit devant lui. Oui. Pas capricieux pour deux sous, travailleur et simple, il aurait parfaitement pu devenir électricien (comme son père) - ou, soyons fous, électricien dans une pâtisserie.
Ce jour là, pourtant, sa vie entière devait basculer.
Quelques heures à peine après cet entretien d'orientation improvisé, un évènement tout à fait inhabituel se déroula dans ce petit village perdu dans la campagne irlandaise. Comme souvent, Alexander traînait dans les pattes de son père. En y repensant, il aurait dû mourir ce jour là. Pas farouche pour deux sous, il l'avait suivi chez une vieille femme du village - principalement pour descendre des tartines beurre-confiture pendant que l'autre travaillait. Pas de chance, pénurie de confiture. Il avait vaillamment entrepris l'ascension du grenier en quête de l'un des pots stockés là-haut. Une marche un peu faible, vermoulue, avait cédé sous son pas. Son père avait poussé un cri. Lui aussi. Mais au lieu de dégringoler les escaliers et de se briser le cou, il avait tout simplement... flotté? rebondi? Une chose étrange, entre les deux, qui avait en tous cas aboutit à un atterrissage tout en douceur sur le parquet. Son père et lui s'étaient observés quelques instants, les yeux ronds. La vieille femme avait déboulé dans la pièce, alertée par le cri - et à sa question paniquée ils avaient répondu "
Rien?", d'une seule et même voix.
De toute évidence, il ne deviendrait pas électricien. Quelques jours plus tard, la famille O'Leary recevait une lettre par hibou - une longue explication de ce qui arrivait à leur fils, de l'existence du monde sorcier, de l'existence d'une école destinée aux enfants comme lui. Si, avant cette missive, Alexander et son père avaient vaillamment tenté de croire à une hallucination collective, le hibou avait été suffisant pour semer le doute. Ensemble, ils avaient décidé de voyager jusqu'à Londres pour jeter un oeil à ce fameux "Chemin de Traverse" - "
au cas-où", avait dit le père. Quelques heures plus tard, Alexander quittait la ville avec une baguette entre les mains, quelques robes de sorciers, des livres extraordinaires, un chaudron et des yeux ronds comme des soucoupes.
Sa mère était donc une piètre conseillère d'orientation.
*
Ou peut-être pas tant que ça. Il avait peut-être trop bu dernièrement et tué quelqu'un juste avant de sombrer dans le coma éthylique - ou peut-être avait été victime d'un impero inopiné et torturé quelqu'un? A cet instant, Alexander était tout proche d'envisager l'hypothèse selon laquelle on allait prochainement briser sa baguette. Sa mère, décédée il y a quelques années déjà, n'aurait certainement pas été fière d'avoir raison d'une telle façon. De plus en plus livide, il ne remarqua même pas que les portes s'étaient ouvertes devant lui - et il bondit lorsque retentit la petite toux polie du directeur réclamant son attention.
C'est la main sur le coeur, histoire de se remettre de la pulsion d'angoisse, qu'il balbutia un "
Monsieur?" à l'adresse de Dumbledore. Ce dernier fronça légèrement les sourcils. "
Enfin, Alexander, combien de fois vous ai-je dit de m'appeler Albus?" Oh. Tiens. Il n'allait peut-être pas devoir retourner en Irlande et se former sur le tas au dur métier d'électricien. Médusé, il remarqua enfin le sourire bienveillant du vieil homme - mais aussi le regard étonné qu'il posa sur sa tenue. "
Pardon. Pardon... Albus." Une grimace - le nom sonnait bizarrement sur sa langue, comme s'il se considérait encore comme un étudiant face au légendaire sorcier.
A son invitation, il pénétra dans le bureau et prit place sur l'un des fauteuils. Toujours nerveux, il croisait, décroisait ses jambes, se redressait, s'affaissait un peu plus, foncièrement incapable de trouver la posture adaptée. Au bout de longues secondes, très relativement satisfait, il se permit de regarder tout autour de lui. Le bureau du directeur, lieu de toutes les merveilles. En haut d'une étagère, il aperçut le petit tas informe que constituait le Choixpeau - au mur, aligné avec trois autres portraits de mages bien connus, le physique caractéristique de Helga Hufflepuff. Le bruit d'un verre déposé sur une surface solide rappela son attention, et il tourna la tête pour voir que le directeur lui avait tout bonnement et simplement servi un fond de whisky. Pas du whisky pur-feu. Du vrai whiskey de chez lui. Alexander décrocha un large sourire, immédiatement plus confiant - touché, quelque part aussi, par cette attention.
"
Alexander, j'ai une proposition à vous faire. Ou plutôt, une faveur à vous demander."
Il ouvrit la bouche, stupéfait et, incapable de prononcer le moindre mot, la referma. Dumbledore dut considérer cela comme un encouragement suffisant pour développer un peu plus.
"
Je vous propose de prendre la tête de votre ancienne maison."
*
Hel-Ga Huf-Fle-Puff. Deux coups resserrés, un temps, trois coups. Ce rythme centenaire, il était connu de tous les étudiants de la maison noire et or. Frappé sur un tonneau précis, il permettait l'ouverture de ce petit monde à part qu'était la salle commune. Hel-Ga Huf-Fle-Puff. Il n'était pas rare de voir Alexander, adolescent, le marteler machinalement de la phalange contre toute surface dure. C'était comme un signe de reconnaissance - une petite mélodie connue par des dizaines et des dizaines d'élèves.
Hufflepuff, plus que sa maison, était son foyer. Très vite, Alexander avait compris que ses origines n'étaient pas des plus glorieuses - la menace mangemort était encore loin, ou faible, mais il y avait déjà beaucoup plus enviable qu'être né-moldu, peu importe l'émerveillement qu'il avait éprouvé en se découvrant sorcier. Hufflepuff, la maison des justes et des travailleurs, était aussi la maison de la tolérance absolue - et il y avait été accueilli à bras ouverts. Etudiant chaleureux et maladroit, il avait vite commencé à se faire sa petite réputation dans l'école. Savoir que certains le considéraient comme inférieur n'avait jamais suffi à le faire taire et, passionné, il partageait ses connaissances du monde moldu avec toute oreille attentive. Des oreilles attentives, il en trouvait: notamment en la personne de Arthur Weasley, ami de la première heure et sang-pur d'une curiosité sans pareille. L'inverse existait - il l'avait appris à la dure, en la personne de Bellatrix Lestrange.
C'est dans ce climat qu'il découvrit sa vocation. La curiosité attisée par le regard que les sorciers pouvaient bien porter sur son monde, il s'était inscrit au cours d'étude des moldus. De sa place favorite, juste à côté de la fenêtre, il ponctuait les déclarations du professeur d'une tonne de questions et d'anecdotes, exalté par l'idée de pouvoir partager sur ce sujet. Enhardi, il lui arrivait même parfois d'apporter des petites corrections ou des précisions sur ce que l'enseignant, sang-mêlé, pouvait parfois déclarer ("Mais si, parfois il y a des éponges à
deux côtés!", ou encore "La moitié bleue de la gomme a une utilité, c'est juste que personne a jamais compris ce que c'était!" ). Il découvrit alors que, plus que tout, il aimait apprendre - non seulement apprendre de son côté, mais aussi faire apprendre. Un beau jour, le sorcier vint le voir et lui proposa de passer de l'autre côté de ce cours, une fois ses études achevées. Pétrifié, il lui avait répondu qu'il ne serait jamais capable de tout expliquer à des étudiants, qu'il ne serait jamais capable d'avoir autant de responsabilités.
"
Ton père est électricien? Tu sais comment ça marche?" "
Heu... oui?" "
Et bien tu as probablement déjà compris ce que tout sorcier met des années à intégrer."
Pendant cinq ans, il devait assister son ancien professeur et se former au métier d'enseignant.
*
Mettez cela sur le compte de la nervosité, mais Alexander éclata de rire.
Un bon gros fou-rire, qui dura presque cinq minutes complètes.
Dumbledore était resté parfaitement impassible - hors de son petit sourire patient, comme il attendait la fin de l'effusion du jeune homme. Essuyant une larme au coin d'un oeil, toujours à demi-pris dans son hilarité, il finit par parvenir à prononcer quelques mots: "
Moi? Directeur? C'est une blague?". La réponse? "
Pas le moins du monde." Pour quelques secondes encore, du rire. Enfin, descendant une longue gorgée de whiskey pour tasser un peu ses émotions, il écarta les bras en signe d'impuissance et d'incompréhension. Toujours aussi patient, le directeur avait repris: "
Madame Golding prendra sa retraite à la suite des examens, après vingt années de bons et loyaux services - et elle m'a elle-même glissé un mot en votre faveur, Alexander. Un vrai Hufflepuff, un bon professeur, dévoué à sa maison et à ses élèves, a-t-elle dit. Qui suis-je pour remettre en cause la parole de ma vénérable collègue? Je suis, par ailleurs, plutôt d'accord avec elle."
Alexander se mordit nerveusement la lèvre, et à nouveau ressentit le besoin urgent de changer de position, re-changer de position et re-re-changer de position. Au moins, personne n'allait briser sa baguette, et il n'allait pas être renvoyé. Mais... directeur de maison? "
Mes articles..." finit-il par tenter, du bout des lèvres. Dumbledore le coupa net: ".
..vos articles resteront publiés sous pseudonyme et je continuerai à veiller, avec l'Ordre, que personne ne remonte jusqu'à vous et jusqu'à vos étudiants."
Le visage du vieux sorcier s'était teinté de sérieux, tout comme celui de Alexander, où ne survivait plus la moindre trace d'hilarité. Il hocha lentement la tête. L'Ordre. Dumbledore, Minerva McGonnagal, Arthur, et tellement d'autres dont il ignorait jusqu'à l'identité pour des raisons de discrétion et de sécurité. La pensée était rassurante, quelque part - suffisamment? Il ne le savait pas.
*
Il avait vingt-trois ans à l'époque. Cela faisait une année qu'il avait pris place à la table des professeurs en tant qu'enseignant officiel d'étude des Moldus. Les premières menaces avaient commencé à gronder - mais, plus qu'un signe de future guerre ouverte, il s'agissait d'une banalisation de l'intolérance. Toujours passionné et toujours révolté contre l'incompréhension, il avait entrepris de formuler son enseignement sous la forme d'articles militants - envisageant de son côté un monde où Moldus, Né-Moldus, Sang-Mêlés et Sangs-Purs cohabiteraient sans la moindre tension. Du pur Hufflepuff, quand on y songeait bien. Il avait rédigé un, deux, trois articles - et avait réalisé avec un terrible sentiment d'impuissance qu'il n'avait aucun moyen de transmettre ces écrits sans révéler son identité et mettre potentiellement en danger ses élèves.
C'était dans une scène à peu près similaire qu'il s'était retrouvé face à Dumbledore, dans ce bureau, et lui avait présenté ces écrits. Nerveux comme jamais, il avait vu le visage du vieux sorcier se teindre de curiosité. Il avait une confiance absolue en son directeur - de ce genre de confiance que l'on éprouve pour les sages, pour ces hommes qui semblent foncièrement incapable de trahir ou de tromper. "
Des ressources insoupçonnées, Alexander", qu'il avait dit. "
Je n'aurais jamais pensé cela de vous. Quelle cruelle façon de me rappeler que je n'ai pas le troisième oeil." Intimidé comme jamais, probablement rouge vif, il avait fait face à Dumbledore avec toute la conviction d'un homme qui meurt d'envie de se barrer en courant. Le vieillard avait simplement hoché la tête et, de longues heures durant, l'avait aidé à se forger un pseudonyme, puis avait détaillé avec lui un circuit suffisamment complexe entre membres de l'Ordre et affiliés pour que personne ne puisse remonter la source jusqu'à lui.
Dès lors, ses articles et essais avaient paru dans quelques journaux indépendants, circulant de plus en plus en sous-main alors que la menace mangemort s'intensifiait. De Éamon de Valera, indépendantiste irlandais, Dumbledore et Alexander étaient arrivés à "Valère", masquant son origine et son nom pour conserver, en apparence, sa neutralité. La peur n'avait jamais disparu, bien sûr - mais elle avait été apaisée par ces petites sécurités, jusqu'à devenir largement inférieure à la nécessité d'agir. Même à petite échelle.
*
Deux mois plus tard, Alexander O'Leary se tenait devant quatre tablées d'élèves, debout à sa chaise, grattant l'arrière de son crâne d'une main nerveuse alors que Dumbledore annonçait officiellement son intronisation comme directeur des Hufflepuff. Il baissa la tête sous les applaudissements de ses collègues et des étudiants, quelque peu gêné - non sans remarquer du coin de l'oeil que quelques uns, sangs-purs notables, s'étaient abstenus. Il avait cédé au directeur, bien sûr. Tout le monde cédait tôt ou tard à Albus Dumbledore - et puis merde, il avait impliqué du whiskey dans l'histoire, c'était complètement déloyal.
Encore un peu hésitant, il se rassit, et croisa les regards de quelques autres professeurs. La situation lui semblait surréaliste - après tout, il ne s'était jamais tout à fait fait à l'idée d'être assis aux côtés de personnes qui s'étaient chargées de son éducation il y a des années de cela. Mais maintenant... Il était cet homme que les premières années de son ancienne maison regardaient avec appréhension et respect. Il eut un frisson, intense, tout au long de sa colonne vertébrale, quand il réalisa qu'un jour son portrait trônerait dans la salle commune aux côtés de celui de la fondatrice et des anciens directeurs. Probablement que son portrait aurait l'air d'un con, gêné d'être là comme il pouvait l'être à cet instant. Ou peut-être que, par un miracle quelconque, il s'agirait d'une bonne vieille photographie moldue.
Il releva la tête vers les élèves quelques minutes plus tard, alors que Dumbledore entamait un discours poignant sur l'attaque de la gare. L'angoisse, tiraillement familier, noua son ventre pendant quelques instants, à l'idée de la violence qui régnait dehors. Oui. Il pouvait toujours rêver, pour la bonne vieille photographie moldue. Il réalisa tout à coup que sa promotion avait quelque chose de symbolique - le directeur n'avait peut-être pas le troisième oeil, mais elle tombait à point nommé. Quelques places étaient vides, aux grandes tablées, là où auraient dû se trouver des visages familiers. Blessés. Ou morts. Il inspira profondément, et se força à esquisser un sourire rassurant.